Comment pérenniser les pratiques de télémédecine qui ont explosé durant le confinement ? Quel cadre sociologique et réglementaire à cette nouvelle relation de soins à distance ?

Bien Vu a interrogé Alexandre Mathieu-Fritz, professeur de sociologie à l’université Gustave Eiffel et chercheur au LATTS (Laboratoires techniques, territoires et société), et Lina Williatte, avocate spécialiste en droit de la santé, professeur de droit, co-porteur de la Chaire « Droit, éthique et santé numérique » de l’université catholique de Lille.

Vous suivez l’essor de la télémédecine depuis plus de 10 ans. En quoi l’engouement durant le confinement est-il particulièrement encourageant pour le développement à venir ?

Alexandre-Mathieu-Fritz : Nombre de praticiens, notamment des médecins généralistes qui étaient réticents jusqu’alors, ont pu l’expérimenter dans ces circonstances. En ce sens, c’est un vrai plus pour le développement de la pratique. Mais deux tiers des téléconsultations se sont effectuées par le biais de plateformes, sans outils connectés associés. Or, on voit bien que le terme de télémédecine englobe en réalité une diversité de pratiques qui vont d’échanges à distance jusqu’à des examens cliniques ou des manipulations effectuées par des tiers. Ces types de consultations supposent plus qu’un simple écran connecté depuis le domicile du patient. Il va falloir penser le cadre de cette télémédecine sous ces différentes formes pour en pérenniser la pratique.

« Certains textes dérogatoires pourraient être maintenus »

Lina Williatte : D’un point de vue réglementaire, les textes dérogatoires adoptés pendant la crise sanitaire ont élargi l’accès en permettant au patient qui ne sollicitait pas leur médecin traitant par consultation d’en obtenir quand même le remboursement. Cette ouverture du cadre réglementaire facilite l’appropriation d’une pratique qui est longtemps restée l’apanage des hospitaliers et que les libéraux ont rechigné à adopter, y voyant une approche dégradée de la prise en charge physique et clinique classique. Il est probable que le cadre réglementaire va se réajuster au sortir du confinement. Mais il est probable aussi que certains actes de télémédecine, jugés plus essentiels, pourront continuer à bénéficier de remboursement sans passer par un médecin traitant. Cela reste à définir et préciser.

Ce cadre de pratique de la télémédecine doit-il s’adapter et quelle place les professionnels de santé comme les opticiens pourront-ils avoir ?

AMF : Il va falloir créer des environnements qui permettent une pratique plus élargie et diversifiée de cette télémédecine. Cela passe par le déploiement d’outils d’examens connectés qui permettent de faire des mesures à distance et de transmettre directement les données. Cela suppose aussi de dédier des espaces équipés et neutres pour conduire un certain nombre de ces consultations, notamment en présence d’autres professionnels de santé. Ces espaces peuvent être situés dans des maisons de santé, des Ehpad, mais aussi dans des pharmacies voire chez des professionnels comme les opticiens. Il faudra également développer l’effort de formation initiale de l’ensemble des professionnels de santé impliqués, notamment les médecins. L’engagement des facultés de médecine reste encore limité sur le sujet.

« Il existe de nombreuses réserves sur la possibilité d’ouvrir des espaces de téléconsultation au sein de magasins d’optique »

LW : Les professionnels de santé comme les opticiens ont toute leur place pour conduire des télé-soins dans le cadre de leurs délégations de tâches telles que définis par la loi. Je serais plus réservée sur la possibilité d’ouvrir au sein de magasins d’optique des espaces de téléconsultation où il serait possible d’échanger avec des ophtalmologues. J’ai suivi plusieurs dossiers allant dans ce sens et ils se sont heurtés au refus de l’Ordre qui voit dans le fait que le contact à distance soit établi dans un local à destination commerciale un manquement à la déontologie. Ce même principe ne s’applique pas aux pharmaciens, qui ont aussi des magasins. Mais les Ordres se sont strictement opposés au fait que les pharmaciens puissent faire publicité d’espace de téléconsultation qu’ils mettraient en place.

Cette adaptation du cadre doit-il aussi se penser au sein même des pratiques de soins ?

AMF : Tout à fait, car cet environnement technologique change la nature du travail réel effectué. Il l’augmente de micro-tâches qui doivent être conduites pour organiser et gérer le dispositif d’échange à distance. Surtout, il le modifie en obligeant à des transferts de tâches, des dialogues et des collaborations qui redéfinissent les champs de compétences et génèrent une vraie circulation de savoirs. Dans une médecine à distance, on ne fait plus les mêmes gestes, on délègue beaucoup plus de tâches à des professionnels qui se trouvent auprès du patient. Un chirurgien commande des manipulations à un kiné qu’il ferait lui-même en temps normal, un cardiologue guide par la voix le gériatre qui manipule la sonde de l’échographie à un gériatre. Même entre ophtalmologistes et orthoptistes, on assiste à des transferts de tâches inédits. Pourtant, ce travail réel effectué et les changements qu’il entraîne demeurent des impensés du déploiement de la télémédecine. Alors même qu’il faudra les étudier, à la fois pour lever les appréhensions qu’ils suscitent mais aussi pour qu’ils servent d’assises à des cadres plus collaboratifs de pratiques de soins.

« On réfléchit à un code de -e déontologie »

LW : La question de l’adaptation des pratiques se pose aussi en termes de déontologie, pour le respect de la confidentialité ou pour la définition des champs de responsabilité. Ce n’est pas forcément évident quand la téléconsultation associe des proches ou des aidants, quand il faut établir des prescriptions à distance… Effectivement, la nature du travail change. Or, en l’état, c’est le droit commun qui s’applique, avec les mêmes obligations et règles qu’en présentiel. Un groupe de travail s’est néanmoins constitué dans le cadre du grand chantier de numérisation de la santé pour réfléchir à la possibilité d’un code de e-déontologie.

Et demain ?

La téléchirurgie avec réalité augmentée. 20 ans après la toute première opération chirurgicale à distance, la 5G devrait enfin donner dans les prochaines années un coup d’accélérateur à la téléchirurgie. Garantissant une transmission en temps réel des images, sans plus d’effet de latence, elle va généraliser la chirurgie à distance, pratiquée avec écran ou masque de réalité virtuelle qui commandent des bras robotisés. En 2019, la première intervention chirurgicale cérébrale a eu lieu à 3 000 km de distance. Depuis 2014, des études cliniques se développent en France sur des interventions robotisées à distance sur la surface oculaire.

La télémédecine avec les objets connectés. En transmettant en continu quantités d’informations santé, les objets connectés vont de plus en plus permettre de monitorer à distance la santé des patients. C’est le cas des lunettes connectées, dont certains modèles en expérimentation comme celui de la société bretonne Beo Santé, intègrent déjà un capteur du rythme cardiaque et du taux d’oxygénisation. En Chine, les autorités ont testé dans la région de Huzhou des lunettes connectées prenant la température à distance, pour lutter plus efficacement contre la pandémie de covid 19.

La téléprescription avec des médicaments en 3D. Prescrire à distance un traitement et voir les gélules sortir en direct d’une imprimante 3D, ce sera bientôt possible. Le marché des médicaments 3D progresse de 7% par an depuis 2018. Pour l’instant, il reste centré dans le champ industriel et expérimental mais les professionnels assurent qu’il transformera nos armoires à pharmacie individuelles d’ici 10 ans. Avec des innovations sans fin : des chercheurs de l’université de Singapour ont déjà mis au point une gélule imprimable pouvant contenir à elle seule plusieurs médicaments dont les substances sont libérées successivement de manière programmée.

Alexandre Mathieu-Fritz

Linda Williate