A quel rythme les clients pourront-ils revenir en magasin ? C’est la question que se posent tous les acteurs du commerce qui vont rouvrir leurs points de vente à partir du 11 mai. Pour vous, professionnels de santé, elle se double d’une autre interrogation : comment faire face à la « pénurie » d’ordonnances qui risque de se prolonger plusieurs semaines sinon plusieurs mois.

Des patients rares chez l’ophtalmologiste

Les données du problème sont connues de tous : la crise du Covid-19 a entraîné une « raréfaction » des consultations en cabinet d’ophtalmologiste qui vient s’ajouter aux difficultés structurelles d’accès aux soins pour les patients dont témoignent les délais d’attente moyen pour un rendez-vous : 52 jours selon les derniers chiffres de la Drees, 43 jours selon l’étude de CSA 2019 pour le Syndicat national des ophtalmologistes (Snof).

« Les syndicats d’opticiens évaluent à 5 millions le nombre d’ordonnances « manquantes » pendant toute la période de confinement »

Depuis le début du confinement, 82% des ophtalmologistes ont une activité en baisse d’au moins 95% par rapport à leur activité habituelle (source : enquête Snof, avril 2020). Les patients sont donc rares. « La grande majorité des rendez-vous a été annulée, soit par l’ophtalmologiste, soit par le patient : cela concerne 95% à 100% des rendez-vous pour les trois-quarts des ophtalmologistes », souligne le Snof. Les syndicats d’opticiens évaluent à 5 millions le nombre d’ordonnances manquantes pendant toute cette période. Mais on ne part pas de zéro. Sachant que le délai moyen entre la prescription et l’achat en magasin est de 6 mois, il y a environ 15 millions d’ordonnances (2,5 millions par mois) en stock chez les patients. Dont 2,6 millions devraient donner lieu à l’acquisition d’un équipement dans les semaines à venir. Une « poche » d’oxygène pour compenser la baisse des prescriptions depuis mi-mars et dans les mois qui viennent. Car au sortir du confinement, le retour des patients se fera très progressivement, rythmé par les contraintes d’un accès totalement sécurisé aux consultations (1 patient en salle d’attente). Et les ophtalmologistes auront pour priorité la prise en charge des pathologies : « Le retour à l’activité dépend de l’évolution de l’épidémie », précise Thierry Bour, président du Snof. « Au niveau des cabinets, il est probable que l’activité atteindra dans l’été 50 à 70% maximum de son volume antérieur à la crise. Et il y aura une diminution des ordonnances de prescription d’équipements optiques, en raison d’une inquiétude des patients, en particulier des plus de 65 ans, à venir consulter. De surcroît, le renouvellement des équipements ne sera probablement pas une priorité pour beaucoup de patients, qui subiront de plein fouet la crise économique. »

« Fluidifier » le parcours de santé visuelle

Il faut donc s’attendre à un « trou d’air » dans les ordonnances. Une des solutions pourrait venir du décret du 24 avril 2020 concernant les compétences des orthoptistes en matière de renouvellement des prescriptions. Un décret dans les tuyaux depuis plusieurs mois et qui vient couronner les efforts du Snao (Syndicat national autonome des orthoptistes) pour aligner les prérogatives des orthoptistes sur celles des opticiens. Les patients peuvent donc désormais se rendre chez les orthoptistes pour un renouvellement de lunettes et de lentilles. « Cette nouvelle organisation va permettre un réel gain de temps au sein d’une filière visuelle en tension depuis des années. Ce décret est une véritable victoire pour améliorer l’accès aux soins visuels », se félicite Laurent Milstayn, président du Snao. Certes. Mais va-t-elle réellement régler le problème de pénurie d’ordonnances ? Pour rappel, on compte 7 orthoptistes pour 100 000 habitants en 2019 (et 9 ophtalmologistes pour 100 000 habitants). Par ailleurs, la répartition géographique de ces professionnels recoupe grosso modo celle des ophtalmologistes, laissant des zones en sous-démographie, alors que les opticiens présents sur tous les territoires bénéficient d’un maillage dense et homogène.

Un exercice dérogatoire ?

C’est en tout cas ce sur quoi travaillent de concert les syndicats, Fnof (Fédération nationale des opticiens de France), Rof (Rassemblement des opticiens de France) et Synom (Syndicat national des opticiens mutualistes). Objectif : proposer des mesures et des aménagements des conditions de délivrance des équipements correcteurs dans le cadre d’un exercice dérogatoire lors des mois suivant le déconfinement.

« Prolongation de la durée de validité des ordonnances, modification de la prescription en primo-délivrance, délivrance sans ordonnance : les syndicats d’opticiens planchent sur plusieurs pistes »

André Balbi, président du Rof, a envoyé le 24 avril dernier un courrier au ministère de la Santé en ce sens. Plusieurs pistes sont ouvertes. La prolongation de la durée de validité des ordonnances pour un renouvellement chez l’opticien en est une, à l’image de ce qui se fait en pharmacie depuis le début du confinement. Pour rappel, selon le décret Opticiens de 2016, cette durée est de 1 an, pour les patients âgés de moins de 16 ans, 5 ans, pour les patients âgés de 16 à 42 ans, 3 ans, pour les patients âgés de plus de 42 ans. Une proposition qui risque cependant de ne pas résoudre immédiatement le problème, les ordonnances concernées datant de fin 2016 et étant donc soit déjà renouvelées soit encore valables jusqu’en 2021. Autre piste : la modification de la prescription en primo-délivrance. Là encore, cela risque de ne pas être suffisant.

Aller plus loin dans les délégations de tâches ?

« A situation d’urgence, mesures d’urgence. Et en cas d’urgence, selon le décret de 2016, l’opticien a le droit de délivrer un équipement sans ordonnance », rappelle Alain Gerbel, président de la Fnof. De manière unitaire, les 3 syndicats d’opticiens, Rof, Synom, Fnof, aux côtés du Snao, planchent sur des propositions collectives et l’on devrait en savoir plus dans les semaines à venir. Dans un sondage réalisé début avril par la Fnof, 49% des opticiens se déclarent favorables à la possibilité de délivrer des équipements sans ordonnance. Ce qui irait dans le sens d’une évolution très significative des modes d’exercice du métier. Un mouvement initié par la lettre de mission à l’Igas en août 2019 qui a pour objectif l’évolution du cadre réglementaire relatif au renouvellement des équipements optiques. Et qui inclue « l’hypothèse d’une pratique avancée qui viserait à améliorer de façon significative l’accès aux soins visuels, essentiellement à la faveur de la correction des troubles de la réfraction ».

« Exploiter au maximum les possibilités de renouvellement définies par le décret Opticiens de 2016. Et le faire savoir aux porteurs »

On attend toujours la publication des conclusions du rapport Igas qui devait intervenir ce printemps. Dans l’attente, la reprise dans vos magasins passe nécessairement par une appropriation du décret de 2016 et des possibilités, encore sous-exploitées, de renouvellement des ordonnances en cours de validité. A ce titre, comme le souligne Véronique Bazillaud, déléguée générale du Synom/Synam, « il serait souhaitable que la possibilité de renouveler son équipement selon les règles définies par le décret Opticiens de 2016 soit connue du public ». Autrement dit que les pouvoirs publics autorisent les opticiens à communiquer sur cette compétence de professionnels de santé.

André Balbi,
président du Rof

Véronique Bazillaud,
déléguée générale Synom/Synam

Thierry Bour,
président du Snof

Alain Gerbel,
président de la Fnof 

Laurent Milstayn,
président du Snao